XXXII
L’orage éclata quelques minutes après son départ. Portant l’homme dans ses bras, Frost avançait péniblement sous un ciel zébré par une succession d’éclairs aveuglants, tandis que les coups de tonnerre se répercutaient entre les collines. La pluie faisait naître des torrents miniatures et le sol que foulait Dan semblait se dérober avec l’écoulement de l’eau qui dévalait la pente. Les arbres s’agitaient, telles des créatures géantes dans les affres de la mort ; dans les rochers qui couronnaient les collines, le vent mugissait et hurlait entre les coups de tonnerre.
L’homme qu’il portait n’était pas léger. C’était même un type costaud et Frost devait s’arrêter à chaque instant pour récupérer et poser l’homme sur le sol. Entre les haltes, il grimpait difficilement, pas à pas, la pente terriblement raide de l’à-pic dont le sol se ramollissait sous l’action de la pluie. Sous lui, il entendait le grondement furieux des torrents qui se formaient à flanc de colline. À l’heure qu’il était, le camp où il avait trouvé l’homme était, à coup sûr, inondé.
La nuit était tombée, une nuit sombre et Frost ne voyait qu’à quelques mètres devant lui. Il n’osait pas songer à la distance qui lui restait à parcourir. Il ne voyait pas plus loin que le pas suivant, puis le suivant encore. Le temps n’avait plus de sens, le monde était réduit à quelques mètres carrés et il avançait dans un brouillard d’éternité grise.
Soudain, il se trouva sorti des bois. Devant lui s’étendait ce qui avait dû être jadis une prairie. L’herbe folle, couchée par le vent, lui fouetta les genoux.
Sur la colline, se dressait une maison, un roc contre l’orage, entourée d’arbres battus par le vent avec, sur la gauche, une masse sombre qui devait être la grange.
Il entra dans le champ d’un pas lourd. Le terrain était moins difficile et la proximité de la ferme lui redonna des forces.
Il traversa le champ et, pour la première fois depuis qu’il avait commencé son ascension, il sentit la chaleur du corps qu’il portait. Pendant la montée, ce corps n’avait été qu’un fardeau, un poids qu’il devait supporter, qu’il devait porter. Maintenant, ce poids redevenait un homme.
Il arriva sous les arbres près de la maison.
Tandis qu’il approchait du porche, la ferme retrouva son aspect familier. Il revit les deux rocking-chairs et les deux vieux assis sous le porche par un beau soir d’été et regardant la vallée.
Il atteignit les marches. Elles tremblèrent quand il posa le pied dessus mais supportèrent son poids. Il les gravit jusqu’au seuil.
Et maintenant, la porte, se dit-il. Ça ne lui était pas encore venu à l’esprit, mais il se demandait maintenant si elle serait ouverte. Ouverte ou non, il entrerait, il l’enfoncerait ou casserait un carreau. Il fallait abriter son précieux fardeau.
La porte s’ouvrit toute seule. Une voix dit d’un ton aimable :
— Posez-le là-dessus.
Frost suivit la silhouette qu’il entrevoyait à présent. Ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et il vit quelque chose qui ressemblait à un lit d’enfant.
Il se pencha, déposa l’homme et se redressa. Tous ses muscles lui faisaient mal. Pendant un instant, la pièce parut tourner autour de lui, puis elle s’immobilisa.
L’autre personne, celle qui avait ouvert la porte, se tenait derrière une table. Une petite tache de lumière tremblota puis s’intensifia et ne bougea plus. Frost constata que c’était une bougie. La dernière fois qu’il en avait vu une, c’était le soir (il y avait combien de temps ?) où Ann Harrison avait dîné chez lui.
L’autre personne se tourna vers lui. C’était une femme au visage franc et énergique, dans la soixantaine, ou même un peu plus, avec un visage âgé et pourtant sans âge, calme et serein. Elle avait les cheveux coiffés en chignon et portait un vieux pull-over troué aux coudes.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Morsure de serpent. Je l’ai trouvé, seul, dans un camp, en bas, sur le chemin de halage.
Elle prit la bougie, traversa la pièce et la lui tendit.
— Vous, tenez ça, que je voie clair pour le soigner.
Elle se pencha sur l’homme.
— C’est à la jambe.
— Je le vois bien.
Elle agrippa le bas du pantalon déchiré et tira d’un coup sec. Le tissu craqua. Elle recommença plus haut et la jambe se trouva entièrement dégagée.
— Tenez la lumière plus haute.
La chair était violacée avec des taches rouges. L’enflure tendait la peau qui brillait sous la lumière. Du pus suintait par endroits.
— Depuis combien de temps est-il dans cet état ?
— Je ne sais pas. Je l’ai trouvé cet après-midi.
— Vous l’avez monté sur la colline avec cet orage ?
— Je n’avais pas le choix. Il fallait bien.
— Je ne peux pas faire grand-chose. On va le nettoyer, lui donner une soupe chaude et l’installer confortablement.
— Bien sûr, pas de secours médical possible ?
— Il y a un poste de secours à une quinzaine de kilomètres et j’ai une voiture. On l’emmènera après l’orage. La route est trop mauvaise pour le faire avant. On risque trop de rater un virage et de se retrouver dans une fondrière. Si on arrive à le conduire au poste, ils l’emmèneront à Chicago en hélicoptère.
Elle se dirigea vers la cuisine.
— Je vais activer le feu et faire chauffer de l’eau. Essayez de le nettoyer un peu pendant que je prépare une soupe. On essaiera de lui en faire manger.
— Il m’a dit quelques mots. Pas grand-chose. Des trucs insensés à propos de jade. J’avais par moments l’impression de porter un cadavre.
— Fichtre, dit la femme. Ce n’est ni l’endroit ni le moment de mourir. Avec un orage pareil, l’équipe de secours n’arriverait jamais à temps. Du reste, ç’aurait été pire encore dans la vallée.
— C’est ce que j’ai pensé.
— Vous êtes venu droit ici. Vous saviez qu’il y avait une maison ?
— Oui. Je connaissais cette ferme. Je ne m’attendais d’ailleurs pas à y trouver quelqu’un.
— Je m’y suis installée. Je ne pense pas que ça gêne quelqu’un.
— Certainement pas.
— J’ai l’impression que manger et dormir vous feraient du bien, à vous aussi.
— Je dois vous dire quelque chose. Je suis un paria. J’ai été ostracisé, je suis sensé ne pas parler à qui que ce soit et personne…
Elle l’arrêta d’un geste :
— Je sais ce que c’est. Inutile de m’expliquer.
— Ce que je veux dire, c’est que c’est honnête de vous le dire. J’ai laissé pousser ma barbe, elle cache la plus grosse des marques. Je resterai ici tant que vous aurez besoin de moi pour le malade, si vous voulez bien de moi. Ensuite, je m’en irai. Je ne veux pas vous causer d’ennuis.
— Jeune homme, dit-elle, l’ostracisme ne signifie rien pour moi.
— Mais je ne veux pas…
— Du reste, si vous êtes ostracisé, pourquoi vous êtes-vous occupé de cet homme ?
— Je ne pouvais pas le laisser là-bas. Je ne pouvais pas le laisser mourir.
— Si, dit-elle. Dans votre cas, vous n’aviez pas à vous soucier de lui.
— Mais…
— Je vous ai déjà vu. Sans barbe. C’est ce que je me suis dit dès que vous vous êtes trouvé en pleine lumière.
— Je ne crois pas. Je m’appelle Daniel Frost et…
— Daniel Frost, du Centre Eterna ?
— C’est ça. Mais comment…
— La radio. J’ai un poste et j’écoute les nouvelles. On disait que vous aviez disparu. On parlait d’un scandale. On n’a jamais dit qu’on vous avait ostracisé. Plus tard, il y a eu un article sur un meurtre et… mais je sais où je vous ai vu. À la réunion du jour de l’An.
— La réunion du jour de l’An ?
— Celle du Centre Eterna à New York. Vous ne vous souvenez peut-être pas de moi. On ne nous a pas présentés. Je travaillais à la recherche temporelle.
— Recherche temporelle ?
Il avait crié plus que parlé. À présent, qui était cette femme ? C’était celle dont B.J. avait dit qu’il fallait la retrouver, celle qui avait disparu.
— Heureuse de vous rencontrer enfin, Daniel Frost. Je m’appelle Mona Campbell.
— Je le savais, dit-il.